Vous avez dit pipeline ?

Créés en 2009, les RAF (Rencontres Animation Formation) mettent en avant « la richesse des offres pédagogique et la diversité des pratiques professionnelles en France » pendant 2 jours à Angoulême. Cet événement, prisé des responsables de studios, d'écoles et institutions (CNC, Pôle Emploi, Afdas, syndicats…), se concentre sur un état des lieux du secteur.

Mais depuis 2015, les RADI (Rencontres Animation Développement Innovation) est une journée de présentations et tables rondes sur des questions plus techniques que rencontrent les studios d'animation en France. Cette journée, qui se place juste avant les RAF, a pour objectif « de traiter des enjeux de la R&D (Recherche et Développement) pour les studios d'animation français afin d'aider à développer leur compétitivité dans un contexte de concurrence internationale », nous dit le site officiel. Ces deux événements, sur trois jours, sont organisés par le Pôle Image Magelis, et orchestrés par René Broca.

La table ronde "vous avez dit pipeline ?" s'est organisée suite à une situation peu habituelle. En juin 2017, Dorian publie sur son blog un long post mortem (compte rendu de production) du film Ballerina. Le milieu l'accueille avec enthousiasme, l'article fait même la une de 3DVF.com, site de référence francophone. Il faut dire que de telles initiatives sont peu communes, et on parle rarement des aspects d'organisation, d'astuces et solutions techniques trouvées lors d'une production audiovisuelle. L'article attire les curieux, mais quelques jours plus tard L'Atelier Animation, le studio qui a fabriqué le film, en demande le retrait.

Quel dommage, d'autant que que le contexte lui était favorable. En effet, alors que les deux années précédentes aux RADI les studios d'animation avaient expliqué à quel point il était difficile d'embaucher des TD (Technical Directors) et ingénieurs pour la R&D, cette mésaventure offre une explication à cette difficulté : on ne parle pas, et on n'autorise pas à parler de technique. Ce constat fut une révélation et il n'en fallait pas plus pour proposer d'aborder le sujet à la prochaine édition des RADI.

La loi du silence

Tandis que presque tous les aspects de production, de l'écriture à la post-production, sont discutés et exposés publiquement, les fondations de tout studio d'animation, à savoir l'organisation technique du projet, son pipeline et son workflow, ne sont jamais évoqués. De fait, cette mécanique est cachée, aussi bien aux spectateurs, ce qui est compréhensible, qu'aux équipes du film, ce qui l'est beaucoup moins. Et cette politique a des effets négatifs qui ne se voient pas tout de suite.

Pour Flavio, « si l'on n'en parle pas, les gens ne savent pas que ça existe. Alors il ne peut y avoir de vocations, et sans vocation, on ne forme pas. Donc on ne recrute pas et tous les studios sont en demande ». Il en résulte un cercle vicieux.

Pourtant les processus à haut niveau de technicité sont documentés. L'aspect scientifique (physique, mathématique, sciences de l'informatique), comme les méthodes de calcul de rendu, sont souvent analysés et présentés, soit par publication d'ouvrages, soit via des conférences telles que le SIGGRAPH. De même pour les aspects artistiques. Or le pipeline, qui rend la vie de tous les jours possible dans un studio, semble ne pas exister et n'est pas sujet de discussion, sauf dans quelques cercles privés. C'est pourtant la colonne vertébrale des entreprises qui produisent du volume (long-métrage, série) sans laquelle toute production serait impossible. Pourquoi ?

Peut-être y a-t-il un intérêt stratégique à ne pas dévoiler ces informations ? Non, et bien au contraire, ont affirmé les trois intervenants. D'abord, dans le milieu, les méthodes circulent assez librement. Tous les studios en profitent directement, souvent sans vouloir l'admettre, et ce grâce à la circulation des équipes favorisée par l'intermittence du spectacle. Mais sans que l'information ne circule plus rapidement, plus officiellement et mieux fléchée, et sans proposer de partager ou mutualiser des briques technologiques de base, ce que ces studios passent leur temps à faire, c'est payer des TD (Technical Directors) ou des développeurs à réinventer la roue, encore et encore.

De plus le manque d'information ne permet pas d'accompagner une pédagogie efficace, que ce soit dans les écoles, on le verra plus tard, ou au sein de l'entreprise. Permettre aux artistes de mieux comprendre la chaîne de fabrication permet de les « titiller et créer des vocations sur le tas », explique Dorian. D'autant qu'une telle sensibilisation facilite les discussions internes, favorisant des itérations plus rapides plutôt que des cahiers des charges issus de demandes mal fondés, avec une connaissance limité des tenants et aboutissants, et donc difficiles à mettre en application. De plus l'accès à une telle base pédagogique pourrait alors être partagée et étudiée pendant la formation des futurs professionnels. C'est ce qui permet aux jeunes recrues « de mieux comprendre leur place dans un studio, sans que l'on ait besoin d'expliquer le b.a.-ba de tous les concepts présents », continue Dorian. Rappelons que faire un film avec les technologies numériques est un sujet ultra-complexe, aussi bien à cause de nombreuses couches technologiques, que d'une organisation de plus en plus complexe des ressources (humaines, matérielles, décentralisées, etc.).

Ainsi, pour les trois intervenants, favoriser le partage de ces connaissances (par des voies qui restent à définir), voire mutualiser ces briques techniques essentielles, serait la meilleure avancée possible. Tout le monde y gagnerait, à commencer par les studios.

Un problème de définition

Mais d'autres problématiques ont aussi émergé de cette table ronde. Un constat commun et même éprouvé pendant la discussion est le flou qui règne dans les définitions des mots que l'on utilise. C'est souvent le cas de nombreux termes techniques qui constituent le jargon des équipes, et qui sont souvent composés de mots valises englobant bien trop de notions. « Je rencontrais un TD, je lui parlais d'un truc et on était obligé de redéfinir vraiment ce que c'était un asset », explique Dorian. La notion la plus élémentaire d'un pipeline, l'asset, n'était même pas claire entre responsables techniques. Comment pourrait-elle l'être avec les autres intervenants du projet ?

Mais c'est aussi le cas sur les définitions des titres de postes et leurs tâches. Une forte ambiguïté existe autour du directeur technique et du Technical Director. Le premier étant un architecte et le second un maître d'ouvrage. Et puis la distinction développeur et TD est aussi mal comprise. Un développeur se concentre sur des aspects d'ingénierie, mais pas ou peu de création. Il y a une séparation fondamentale à faire et expliquer que ce ne sont pas du tout les mêmes profils. Cédric Plessiet de l'Université Paris 8 intervient pour préciser : « un TD c'est un métissage ». C'est quelqu'un à mi-chemin entre le développeur et le graphiste, et c'est donc un mélange culturel, long à mûrir qui ne saurait être accéléré. D'où le problème de sa formation.

La formation pourrait être facilitée

Des tentatives de formation de TD, il y en a eu, et les résultats n'ont pas semblé probants. Le principal problème vient du fait que TD est un métier d'expérience. Les choix et solutions proposées par le TD sont plus rarement le fruit de connaissances théoriques qu'une réaction face à une situation déjà éprouvée. Dès lors, comment composer une formation ? L'école permet-elle de voir assez de cas de figures pour se forger l'expérience minimale, la méthodologie, la démarche et la curiosité nécessaire ?

À défaut de répondre à la question de la curiosité, une partie de cette expérience nécessaire pourrait être transmise... si les studios l'autorisent. Des études de cas pourraient alors émerger, et permettraient de former, d'alerter, d'anticiper. « Si on avait des briques solides communément admises, la formation serait plus simple. C'est-à-dire qu'on pourrait faire travailler sur des cas d'école, avec des outils qui sont disponibles, et sur des principes qui sont reconnus » explique Damien. La logique de production, les astuces et réactions trouvées, pourraient s'infuser plus facilement parmi les artistes ou les étudiants.

Après tout, notre milieu ne s'est-il pas forgé autour d'événements comme le SIGGRAPH, où les chercheurs et studios font part de leurs expériences et avancées ? Notre milieu n'a t'il pas évolué à une vitesse folle parce que ces événements proposent un cadre d'échange et de partage moins strict et conventionnel que d'autres industries et sciences ? Il reste que notre toute petite industrie artisanale, se rend la vie difficile en ne parlant pas de son quotidien.

Établir un socle commun

La question du standard, tel que l'on peut le voir dans d'autres industries, est posée au cours de la discussion. La standardisation des outils et processus, sans toucher aux aspects créatifs, réglerait une partie des questions posées. Ces standards, par définition communément admis, serviraient à la formation et aux studios.

En fait, des standards de fait (établis par l'usage et non par une autorité de standardisation) se mettent en place. De petites briques, solutions dédiées à une question très précise, ont fini par émerger, souvent de TD qui en avaient marre de chaque fois tout re-développer. C'est le cas d'une petite bibliothèque python comme _fileseq,_ explique Dorian. D'autres solutions plus importantes ont aussi répondu à des besoins communs et sont devenus des standards, comme OpenEXR pour stocker les couches de rendu, OpenColorIO pour la chaîne de la couleur, OpenVDB pour le stockage des volumes (liquides, fumées …) ou Alembic pour le cache de géométrie. Ces standards, loin de la petite bibliothèque python, sont nés à l'intérieur de studios (souvent américains) qui les ont mis à disposition sous une licence libre, ce qui a permis une adoption rapide, rappelle Flavio.

Peut-être faut-il prendre plus de recul encore. La diversité des projets, des approches créatives, et des pipelines que l'on trouve dans notre industrie culturelle rendrait-elle cette standardisation complexe ? Damien nous explique que ce qu'il faut dès lors c'est un framework (cadre applicatif), « une solution qui serait donnée par du dev à des TD, afin de faire un boulot correctement [...] [solution] qui essaie de tirer expérience de ce qu'on voit depuis 50 ans dans les autres industries. C'est-à-dire une organisation du travail autour de l'humain, autour de la tâche et autour du temps », plutôt qu'autour des données. Ce framework serait une base commune, standardisée, sur laquelle on pourrait fabriquer et adapter n'importe quelle méthode et organisation de travail.

À n'en pas douter, voilà un chantier important pour les prochaines années, sur lequel de gros éditeurs se penchent depuis peu, alors que c'était le dernier bastion des solutions maison (créés au sein des sociétés). Et pourtant, la réponse la plus adaptée ne viendrait-elle pas plutôt du logiciel libre ? À suivre.

Repenser l'organisation et les postes

Alors que tout semble indiquer que l'on se dirige vers une spécialité de Pipeline TD, comme poste à part entière, Dorian nous alerte : il ne faut pas sacrifier une certaine souplesse dans les pipelines pour ne pas réduire les opportunités. Il faut laisser un cadre qui permet aux artistes de faire des propositions constructives. Et surtout éviter de se retrouver dans un travail aliénant et destructeur où les développeurs et TD ne font plus que du traitement de tickets de support à la chaîne.

Le pipeline est aujourd'hui encore souvent l'œuvre de développeurs qui apportent leurs méthodes structurantes à la production. Mais parfois ces méthodes sont trop strictes et pensées du point de vue de l'ingénierie informatique plutôt que du point de vue du projet ou du graphiste.

Lors de la table ronde Damien va donc plus loin et propose de réfléchir à l'ordre instauré, où les développeurs, « les têtes les plus remplies » des studios, sont en haut de la hiérarchie technique. Ça n'a pas à être comme ça, et au contraire, les développeurs devraient bosser pour le pipeline, qui doit être conçu par la direction technique du projet, au service de la production et des artistes. Donc, inverser la logique établie pour donner les moyens structurants aux directeurs techniques et TD pour travailler. D'autant que le développeur n'est pas un fabricant, et ne sait pas comment faire le plan, rappelle Dorian.

Le pipeline, en perpétuelle évolution, est un sujet plein d'interrogations. Sa raison d'être, sa façon d'être conçu et d'être organisé, et la position même de ses intervenants peuvent donc faire l'objet de réflexion et proposition de remaniements. Le débat ne fait que commencer.

Naissance du groupe LePipeline.org

En une heure de discussion passée bien vite, de nombreux sujets ont été abordés. Beaucoup de questions posées, et autant de réponses à trouver. Mais, visiblement, un besoin commun et urgent de communiquer et partager des expériences.

Un déjeuner plus tard, avec d'autres personnes présentes dans l'assistance, l'envie de lancer un groupe de discussion se matérialise. Les principaux sujets de réflexion qu'allait devoir traiter le groupe, comme le glossaire, les bonnes pratiques, les postmortem, les questions de formations, étaient déjà tous présents dans cette table ronde. C'est ce jour-là que LePipeline.org est né, de cette envie commune. Les détails pratiques restaient à régler, mais le projet venait de démarrer.

Les premiers objectifs fixés par le groupe initial seront présentés dans un prochain article. En attendant, pour ceux que ça intéresse, l'ensemble de la retranscription de la table ronde est disponible ici.

.